Bonsoir, Bonjour
"Chacun ressent, je pense, qu'au fond de lui
une partie de son moi demeure inexprimée"
V.S. Naipaul
Pourquoi cette citation ? "Parce
que très peu de gens vivent des vies pleines et entières. Toute vie est
incomplète, et je ne connais personne qui estime que son existence est
parfaitement réussie, pleine. Chacun ressent, je pense, qu'au fond de
lui une partie de son moi demeure inexprimée", confiait V.S. Naipaul, décédé le 11 août dernier, à la veille de ses 86 ans. Relisons son beau roman "La moitié d'une vie".
La méditation ou la pleine conscience nous font croire que si nous
sommes dans un bon état d'esprit, alors nous aurons une bonne vie....
Mais on ne peut jamais atteindre le bonheur replié sur soi. Le bonheur,
la bonne heure, est toujours relié à l'autre, aux autres. Avec la
psychologie positive à la fin des années 1990, émerge le bonheur comme
nouvel horizon du moi. L'idée de bonheur est au coeur même du projet de
la société libérale (augmenter le plaisir, diminuer la souffrance). La psy positive met l'accent sur l'individu, sa "responsabilité" afin de s'élever au-dessus de notre misère ordinaire. "Dans
cette pensée, le malheur et la pauvreté deviennent une question d'échec
psychique, et le bonheur ou la réussite une disposition intérieure du
moi.... En ce sens, la poursuite du bonheur, telle que la conçoivent les
apôtres de la psychologie positive, n'est finalement rien d'autre que
la servante des valeurs individualistes imposées par la culture
néolibérale. Martin Seligman en est le principal fondateur., mais il a
mis sa théorie au service du pouvoir : les grandes entreprises et
l'armée. En 1998, il s'est fait élire président de l'Association
américaine de Psychologie (APA) : les chèques de fondations ne
sollicitant que des "winners" commencèrent aussitôt à pleuvoir pour un
programme consacré à " l'exploration du rôle du bonheur et de la
spiritualité dans une existence réussie" ! Suivirent les financements de
multinationales afin d'augmenter la productivité et l'implication des
salariés (n'oublions pas que le plus grand pouvoir que l'on puisse exercer sur quelqu'un c'est de lui procurer du plaisir !...).
Celà correspond parfaitement au projet d'un gouvernement néolibéral
soft.... Le problème, c'est que rendre une psyché résiliente, si celà
marche trop bien, c'est le genre de ressource qui vous rend imperméable à
votre propre souffrance et à celle que vous infligez aux autres. La
psychologie positive devient alors une philosophie de l'oubli.
L'impératif du bonheur instaure une nouvelle hiérarchie émotionnelle
entre les gens heureux ou de bonne humeur et ceux qui ne le sont pas ou
se plaignent. Chacun d'ailleurs commence à interpréter chez les autres
et chez soi-même le fait de se sentir mal comme une faiblesse, une
incapacité à être ce qu'on devrait être - fort et positif ! Alors
que pour les romantiques, le mal-être donnait du prestige. Comme chez
les artistes, la souffrance était synonyme de créativité, de lucidité,
d'esprit. Aujourd'hui, ce n'est plus la sensibilité en tant que marque
d'une intelligence supérieure qui compte, mais l'adaptabilité, la
flexibilité, la capacité de rebondir et de ne rien attendre ni de votre
employeur ni de l'Etat. Et celà est très visible dans les livres de
développement personnel ! Résultat : la société ou l'entreprise
éliminent "les gens à problèmes".... Alors que les sagesses orientales
et occidentales étaient des façons de vivre et d'accepter la souffrance
comme faisant partie du processus d'apprentissage de l'existence, la
pensée positive rend la souffrance proprement inintelligible, parce
qu'ennemie de la psyché bonne. Elle est ainsi vécue comme un motif de
culpabilité : non seulement l'individu souffre, mais il a honte de
souffrir !
Le problème posé là est qu'on oblitère la dimension tragique propre à
toute vie humaine. En vérité la psychologie positive est une science de
charlatans qui veut faire de nous des gens qui arrivent à interpréter
tous les malheurs en occasions et signes que tout est pour le mieux dans
le meilleur des mondes. Que ce que nous vivons comme souffrance n'est
que l'expression de notre insuffisance morale et cognitive, et qu'il
faut donc y travailler. Nous sommes devenus des "happycondriaques
anxieusement focalisés sur leurs moi respectifs" ! Il est clair que la
psychologie positive vise à nous faire accepter les principes du monde
néolibéral. Elle crée de l'obéissance. Ce travail permanent sur soi est
ironiquement antithétique avec la possibilité d'être heureux. Le bonheur
tient à la capacité de se contenter de ce qui est suffisamment bien. La
psychologie positive entraîne avec elle sa propre tyrannie : elle place
l'individu en position d'instabilité et de perpétuelle insatisfaction !
".
Voilà qui est dit, et ça fait du bien une fois dit, nom de Zeus ! Et c'est signé Eva Illouz dans L'OBS-23 août et Télérama 12/09 (ses
travaux portent sur la marchandisation des émotions et le "capitalisme
affectif". Elle est l'auteure de plusieurs essais dont "Pourquoi l'amour fait mal" ou "Les sentiments du capitalisme").
Emmanuel Mounier nous avertissait déjà en son temps que la personne en nous ne peut croître "qu'en se purifiant de l'individu qui est en elle". C'est à dire de notre petit moi-moi-moi
qui brouille notre bonheur d'être simplement nous-même, de nous adapter
au réel. Toute tradition spirituelle possède une dimension
communautaire.
"Vivre, c'est quand même exceptionnel.
Trouver sa voie, sa liberté, voilà la grande aventure de l'existence."
Eva Jospin, artiste "végétale"
Des livres et vous :
"Lire et vivre" Tzvetan Todorov, préface d'André Comte-Sponville
"L'animal est-il un homme comme les autres ? Les droits des animaux en question" Aurélien Barrau/Louis Schweitzer (la frontière entre l'humain et l'animal disparaît...)
"Exister, résister. Ce qui dépend de nous" Pascal Chabot (philosophe belge, essai remarquable, percutant comme un bon chocolat belge !)
"Anatomie de l'oppression" Inna Schevchenko / Pauline Hillier (les 3 religions monothéistes et le corps féminin)
"Je vis pas ma vie, je la rêve" Jacques Higelin / Valérie Lehoux (ainsi que Lettres d'amour d'un soldat de vingt ans et Flâner entre les intervalles)
"Le sexe et l'amour" Philippe Brenot
Sites :
www.recherches-solidarites.org (sur le bénévolat)
www.passeur-de-mots.com (métier pétri d'humanité = guérir de l'envie de mourir...)
www.fermes-davenir.org (nouveau métier : le "payculteur"...)
"L'humour est la forme la plus saine de lucidité."
Jacques Brel
Méditer, faire du yoga ou patati patata, c'est parfait. C'est ce qu'on
appelle un "exercice spirituel", mais c'est après, dans la vie ordinaire
avec ses "emmerdes", incertitudes et combats, que nous devrions en
goûter les bienfaits. Y'a du pain sur la planche, camarade ! Ce que
devrait être un cheminement spirituel d'après certains : une invitation à
se désencombrer du mental, à purifier le coeur, ou encore un passage de
l'antique "Connais-toi toi-même" à cet appel : "Oublie-toi toi-même". Faire route vers son être le plus profond et répondre ainsi, selon les termes de Khalil Gibran, à "l'appel de la Vie à elle-même".
Ce qui doit nous guider, ce ne sont plus les attraits et les
sentiments, mais le goût du bien, la beauté d'une vie transfigurée par
la recherche de plus Grand que nous, que notre petit moi. Il suffit
souvent de considérer nos attitudes, nos sympathies naturelles, pour
reconnaître que nous en sommes loin. Moi y compris bien sûr (mais je me soigne !).
Cette conversion de l'amour ne se fait pas facilement. Ce retournement
suppose un véritable travail intérieur, un travail d'enfantement. Le
monde des sentiments, des émotions, est l'un des plus secrets et des
plus mystérieux qui soient. Un monde sur lequel bien peu d'entre nous
sont lucides. Rares sont ceux d'entre nous qui ont conscience d'être
menés par leur affectivité, leurs sentiments, leurs émotions. C'est
pourquoi l'un des plus grands combats sur notre chemin spirituel, c'est
de laisser venir à la lumière toute la haine et tout l'amour qui
habitent notre coeur d'homme et de femme. Sacré boulot ou boulot sacré !
Quand trop d'émotions nous assaillent, n'hésitons pas à nous mettre en mouvement. Bouger, c'est s'alléger !
Pensée particulière pour Michel Cazenave, que nous avons accueilli avec grand plaisir à Quimper, et qui a rejoint l'Autre Monde....
Belle entrée pour vous dans l'automne coloré,
Jacques
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