samedi 29 septembre 2018

Lettre octobre 2018 - 83eme -


Bonsoir, Bonjour


"Chacun ressent, je pense, qu'au fond de lui 
une partie de son moi demeure inexprimée"
V.S. Naipaul



   Pourquoi cette citation ? "Parce que très peu de gens vivent des vies pleines et entières. Toute vie est incomplète, et je ne connais personne qui estime que son existence est parfaitement réussie, pleine. Chacun ressent, je pense, qu'au fond de lui une partie de son moi demeure inexprimée", confiait V.S. Naipaul, décédé le 11 août dernier, à la veille de ses 86 ans. Relisons son beau roman "La moitié d'une vie".

   La méditation ou la pleine conscience nous font croire que si nous sommes dans un bon état d'esprit, alors nous aurons une bonne vie.... Mais on ne peut jamais atteindre le bonheur replié sur soi. Le bonheur, la bonne heure, est toujours relié à l'autre, aux autres. Avec la psychologie positive à la fin des années 1990, émerge le bonheur comme nouvel horizon du moi. L'idée de bonheur est au coeur même du projet de la société libérale (augmenter le plaisir, diminuer la souffrance). La psy positive met l'accent sur l'individu, sa "responsabilité" afin de s'élever au-dessus de notre misère ordinaire. "Dans cette pensée, le malheur et la pauvreté deviennent une question d'échec psychique, et le bonheur ou la réussite une disposition intérieure du moi.... En ce sens, la poursuite du bonheur, telle que la conçoivent les apôtres de la psychologie positive, n'est finalement rien d'autre que la servante des valeurs individualistes imposées par la culture néolibérale. Martin Seligman en est le principal fondateur., mais il a mis sa théorie au service du pouvoir : les grandes entreprises et l'armée. En 1998, il s'est fait élire président de l'Association américaine de Psychologie (APA) : les chèques de fondations ne sollicitant que des "winners" commencèrent aussitôt à pleuvoir pour un programme consacré à " l'exploration du rôle du bonheur et de la spiritualité dans une existence réussie" ! Suivirent les financements de multinationales afin d'augmenter la productivité et l'implication des salariés (n'oublions pas que le plus grand pouvoir que l'on puisse exercer sur quelqu'un c'est de lui procurer du plaisir !...).

   Celà correspond parfaitement au projet d'un gouvernement néolibéral soft.... Le problème, c'est que rendre une psyché résiliente, si celà marche trop bien, c'est le genre de ressource qui vous rend imperméable à votre propre souffrance et à celle que vous infligez aux autres. La psychologie positive devient alors une philosophie de l'oubli. L'impératif du bonheur instaure une nouvelle hiérarchie émotionnelle entre les gens heureux ou de bonne humeur et ceux qui ne le sont pas ou se plaignent. Chacun d'ailleurs commence à interpréter chez les autres et chez soi-même le fait de se sentir mal comme une faiblesse, une incapacité à être ce qu'on devrait être - fort et positif ! Alors que pour les romantiques, le mal-être donnait du prestige. Comme chez les artistes, la souffrance était synonyme de créativité, de lucidité, d'esprit. Aujourd'hui, ce n'est plus la sensibilité en tant que marque d'une intelligence supérieure qui compte, mais l'adaptabilité, la flexibilité, la capacité de rebondir et de ne rien attendre ni de votre employeur ni de l'Etat. Et celà est très visible dans les livres de développement personnel ! Résultat : la société ou l'entreprise éliminent "les gens à problèmes".... Alors que les sagesses orientales et occidentales étaient des façons de vivre et d'accepter la souffrance comme faisant partie du processus d'apprentissage de l'existence, la pensée positive rend la souffrance proprement inintelligible, parce qu'ennemie de la psyché bonne. Elle est ainsi vécue comme un motif de culpabilité : non seulement l'individu souffre, mais il a honte de souffrir !

   Le problème posé là est qu'on oblitère la dimension tragique propre à toute vie humaine. En vérité la psychologie positive est une science de charlatans qui veut faire de nous des gens qui arrivent à interpréter tous les malheurs en occasions et signes que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Que ce que nous vivons comme souffrance n'est que l'expression de notre insuffisance morale et cognitive, et qu'il faut donc y travailler. Nous sommes devenus des "happycondriaques anxieusement focalisés sur leurs moi respectifs" ! Il est clair que la psychologie positive vise à nous faire accepter les principes du monde néolibéral. Elle crée de l'obéissance. Ce travail permanent sur soi est ironiquement antithétique avec la possibilité d'être heureux. Le bonheur tient à la capacité de se contenter de ce qui est suffisamment bien. La psychologie positive entraîne avec elle sa propre tyrannie : elle place l'individu en position d'instabilité et de perpétuelle insatisfaction ! ".
   Voilà qui est dit, et ça fait du bien une fois dit, nom de Zeus ! Et c'est signé Eva Illouz dans L'OBS-23 août et Télérama 12/09 (ses travaux portent sur la marchandisation des émotions et le "capitalisme affectif". Elle est l'auteure de plusieurs essais dont "Pourquoi l'amour fait mal" ou "Les sentiments du capitalisme").
   Emmanuel Mounier nous avertissait déjà en son temps que la personne en nous ne peut croître "qu'en se purifiant de l'individu qui est en elle". C'est à dire de notre petit moi-moi-moi qui brouille notre bonheur d'être simplement nous-même, de nous adapter au réel. Toute tradition spirituelle possède une dimension communautaire.


"Vivre, c'est quand même exceptionnel.
Trouver sa voie, sa liberté, voilà la grande aventure de l'existence."
Eva Jospin, artiste "végétale"



Des livres et vous :
"Lire et vivre" Tzvetan Todorov, préface d'André Comte-Sponville
"L'animal est-il un homme comme les autres ? Les droits des animaux en question" Aurélien Barrau/Louis Schweitzer (la frontière entre l'humain et l'animal disparaît...)
"Exister, résister. Ce qui dépend de nous" Pascal Chabot (philosophe belge, essai remarquable, percutant comme un bon chocolat belge !)
"Anatomie de l'oppression" Inna Schevchenko / Pauline Hillier (les 3 religions monothéistes et le corps féminin)
"Je vis pas ma vie, je la rêve" Jacques Higelin / Valérie Lehoux (ainsi que Lettres d'amour d'un soldat de vingt ans et Flâner entre les intervalles)
"Le sexe et l'amour" Philippe Brenot



Sites :
"L'humour est la forme la plus saine de lucidité."
Jacques Brel


   Méditer, faire du yoga ou patati patata, c'est parfait. C'est ce qu'on appelle un "exercice spirituel", mais c'est après, dans la vie ordinaire avec ses "emmerdes", incertitudes et combats, que nous devrions en goûter les bienfaits. Y'a du pain sur la planche, camarade ! Ce que devrait être un cheminement spirituel d'après certains : une invitation à se désencombrer du mental, à purifier le coeur, ou encore un passage de l'antique "Connais-toi toi-même" à cet appel : "Oublie-toi toi-même". Faire route vers son être le plus profond et répondre ainsi, selon les termes de Khalil Gibran, à "l'appel de la Vie à elle-même".
   Ce qui doit nous guider, ce ne sont plus les attraits et les sentiments, mais le goût du bien, la beauté d'une vie transfigurée par la recherche de plus Grand que nous, que notre petit moi. Il suffit souvent de considérer nos attitudes, nos sympathies naturelles, pour reconnaître que nous en sommes loin. Moi y compris bien sûr (mais je me soigne !). Cette conversion de l'amour ne se fait pas facilement. Ce retournement suppose un véritable travail intérieur, un travail d'enfantement. Le monde des sentiments, des émotions, est l'un des plus secrets et des plus mystérieux qui soient. Un monde sur lequel bien peu d'entre nous sont lucides. Rares sont ceux d'entre nous qui ont conscience d'être menés par leur affectivité, leurs sentiments, leurs émotions. C'est pourquoi l'un des plus grands combats sur notre chemin spirituel, c'est de laisser venir à la lumière toute la haine et tout l'amour qui habitent notre coeur d'homme et de femme. Sacré boulot ou boulot sacré !

   Quand trop d'émotions nous assaillent, n'hésitons pas à nous mettre en mouvement. Bouger, c'est s'alléger !
   Pensée particulière pour Michel Cazenave, que nous avons accueilli avec grand plaisir à Quimper, et qui a rejoint l'Autre Monde....
    Belle entrée pour vous dans l'automne coloré,
   Jacques

mardi 4 septembre 2018

Lettre septembre 2018 - 82eme -

Bonjour, Bonsoir

"Vous pensez que vous pensez vos pensées,
mais non, vous pensez ce que la société pense."
Krishnamurti


   Krishnamurti était un vrai maître spirituel. Préservons en nous cette liberté d'être et de penser indispensable à la sauvegarde d'un espace à soi. Nul besoin d'être savant pour penser par soi-même, sauvegarder un peu de doute critique, supporter le conflit, désobéir, et en toutes circonstances continuer à débattre avec soi-même. Histoire de ne pas tomber dans la connerie ou l'habitude, tous deux signes indiscutables de vieillissement....

   Pour ne pas avoir à finir par dire mollement oui, encore faut-il savoir commencer par dire fermement non. Pour Alain : "Penser, c'est dire non (...). Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c'est que je consens, c'est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c'est que je respecte, au lieu d'examiner (...). C'est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c'est nier ce que l'on croit". Alors, réfléchissons, examinons et ne respectons pas toujours, pour obliger les princes qui nous gouvernent à ne pas profiter de nos défaillances individuelles et collectives.

   L'équation du bonheur. Après avoir perdu son fils, Mo Gawdat l'affirme : oui, on peut être heureux, quoi qu'il arrive. Son projet : rendre 1 milliard de personnes heureuses sur 5 ans (onebillionhappy.org). La clé de la plénitude pour lui : se débarrasser des 6 grandes illusions (la pensée, l'ego, la connaissance, le contrôle, le temps et la peur) ; refuser les 7 angles morts (les filtres, les suppositions, les prédictions, les souvenirs, les étiquettes, les émotions, les exagérations) qui faussent l'analyse de la réalité ; s'accrocher à 5 vérités absolues (vivre l'instant présent, s'aimer et aimer, accepter la mort, le changement et le "dessein"...). Bon courage l'ami !

"L'humour, c'est ce qui, sur le plan humain, s'approche le plus de la grâce divine."
Pape François


Enlivrez-vous :
"Eveil à soi - éveil à Dieu" Henri Le Saux (moine à Kergonan 56, parti en Inde fondé Shantivanam)
"Dans ma peau" Guillaume de Fonclare (récit implacable sur le déferlement d'une maladie qui a soudain privé l'auteur de l'usage de son corps. Pour tous les "bien portants" !)
"Le Syndrôme de Calimero" Saverio Tornasella (et si la plainte avait une vertu psychologique, voire spirituelle ?...)
"Etre là" Véronique Dufief (l'être des profondeurs : méditation sur l'instant présent, puissant et plein d'humour. Révélée en 2014 avec La Souffrance désarmée, où elle transcendait de manière admirable sa maladie psychique, la bipolarité)
"Rien de ce qui est inhumain ne m'est étranger. Eloge du combat spirituel" Martin Steffens (philosophe lumineux, spécialiste de Simone Weil)
"Penser la fin de vie" Jacques Ricot (proche de Paul Ricoeur, pour panser la fin de vie...)
"Apprivoiser l'éveil" Pierre Turlur (enseignant à Kyoto et moine zen)
"La vie, mode d'emploi critique" Didier Fassin (une déclaration à la vie)


Sites :
www.autourdufeu.org (en Finistère sud)
www.ccfd-terresolidaire.org (l'humanité est une grande famille) 
www.engagement.fr ( aide les volontaires à trouver leur voie : une école pas comme les autres)
www.le-refuge.org (accepter les différences...)
www.papyhappy.com (le Tripadvisor des seniors)

Musiques pour l'âme :  
                                             "Sans la musique, le monde serait une erreur ou plutôt une création superfétatoire. Dieu suffirait." Clément Rosset
"Demolished thoughts" Thurston Moore (entre folk et spatial)
"Fairytales" Radka Toneff et Steve Dobrogosz (jazz d'une pureté miraculeuse, un chef-d'oeuvre enfin réédité, alors que la Norvégienne est dcd à l'âge de 30 ans...)

"Chaque homme doit inventer son chemin."
Jean-Paul Sartre


    Petite confession personnelle : j'aimerais bien décédé comme Yvette Horner, 95 ans, partie en juin. Paroles de son agent : "Elle n'était pas malade. Elle est morte des suites d'une vie bien remplie". Avouez qu'elle décoiffait la musicienne à la flamboyante chevelure rousse ! « Les gens sont des miracles qui s’ignorent » nous dit Albert Camus.  Je nous souhaite à nous aussi une vie bien remplie.
   En attendant, quel bel été nous avons eu mes amis ! Lectures qui ont nourri mes siestes estivales durant mes trois semaines de bénévolat dans une Communauté internationale bénédictine qui s'installe dans le Poitou : "Psychothérapie de Dieu" B. Cyrulnik, "Les chemins du silence" M. Hubaut, "L'assise et la marche" J.Y. Leloup, "Quelle spiritualité pour le 21eme siècle" W. Clapier, "Une sagesse au fil des jours. La spiritualité bénédictine pour tous" Joan Chittister. Le retrait du monde rend plus humain : trois semaines de jeûne d'images et de bruits, en pleine nature, nous rend ensuite beaucoup plus sensibles à ce que nous voyons et entendons. Plus sensibles à la beauté, mais aussi à la laideur ! Notre capacité de vibrer et d'admirer, la vie contemplative au sein d'une communauté développe presque, en nous, une espèce de sixième sens, ou plutôt aiguise tous nos sens ! Offrez-vous ce cadeau....

   Que du bonne heure cet été 2018 ! Qui n'a pas empêché une sérieuse blessure au coeur de mon âme, fin juin. Blessure qui se cicatrise peu à peu en y mettant les mots qu'il faut, bons pour mon égo et le féminin qui est en moi.... Féminin que j'ai pu exprimer en juillet lors d'une session Argile et Livre de Ruth à Landévennec.
   Méditer c'est comme faire l'amour : plus est long le temps méditatif, plus c'est bon. En cette rentrée, allongeons donc nos temps de méditation (et faisons l'amour plus longuement...).

   J'ai hâte de cheminer à nouveau localement en votre compagnie cette année, dans nos différents groupes (pj), dès début septembre.
   Belle fin d'été à chacun.e,
  Jacques